Chapitre 2 ALEPH, un colosse pour l'infiniment petit

 

2.1 Des accélérateurs de particules

La physique des particules est, avant tout, une science expérimentale. Observer de minuscules particules demandent de bien gros microscopes : les accélérateurs de particules. Ceux-ci provoquent des collisions, particule contre particule, afin d'en faire apparaître d'autres et d'étudier leurs propriétés. Depuis le cyclotron jusqu'au LEP au CERN, les énergies accessibles ont augmenté de quelques MeV à la centaine de GeV. Pour ce faire, les accélérateurs sont devenus de plus en plus grands, donc de plus en plus chers et, en conséquence, de moins en moins nombreux : deux en Europe, deux aux Etats-Unis et un au Japon. Les accélérateurs de particules sont construits en tenant compte de certaines idées simples. Premièrement, nous ne savons accélérer, à l'aide d'une succession de différences de potentiel, que des particules chargées, parce qu'elles sont sensibles aux champs électriques et magnétiques que nous savons produire et utiliser. Deuxièmement, les particules accélérées doivent être assez stables pour ne pas disparaître en cours de route par désintégration. Cela limite considérablement les possibilités : seuls l'électron, le proton et leurs antiparticules répondent à ces conditions. Enfin, ces particules doivent circuler dans un vide suffisant pour ne pas risquer de heurter malencontreusement une molécule de gaz susceptible de perturber leur trajectoire.

Dans un collisionneur, deux faisceaux de particules circulent en sens inverse dans un mince tube où règne un vide très poussé. Ils entrent en collision en divers endroits du circuit où sont placés d'immenses détecteurs. Plus l'énergie du collisionneur croît, plus le nombre de particules produites dans chaque collision croît lui aussi, ainsi que l'énergie de chacune d'entre elles.

A des énergies élevées, une même collision peut produire un grand nombre de réactions différentes. Chaque réaction se traduit par l'émission de nombreuses particules de différentes espèces dans divers directions a priori imprévisibles. Ce n'est qu'après avoir déterminé la nature, l'énergie, l'impulsion, la direction et, le cas échéant, la désintégration de chaque particule détectable qu'il est possible de reconstituer l'événement et d'identifier la réaction qui a eu lieu. Les détecteurs sont destinés à observer chaque événement et devraient, idéalement, permettre d'identifier toutes les sortes de particules existantes (cela n'est évidemment pas exactement le cas dans la réalité). A cette fin, ils ont le plus souvent une forme cylindrique complétée par des bouchons.

Les particules sont détectées par leurs interactions avec la matière : excitation et ionisation.

 

2.2 Le LEP

Le LEP (Large Electron-Positron collider) est le collisionneur circulaire électron-positron du CERN. L'anneau du LEP a une circonférence de 27 km et est enfoui à une centaine de mètres sous terre. Le projet LEP a été proposé en 1975 et approuvé six ans plus tard. Sa construction a débuté en 1983 et il a été mis en fonctionnement en 1989. Son objectif principal était de mesurer avec précision des grandeurs physiques dans le but de tester le Modèle Standard des interactions électrofaibles et fortes. L'accélérateur a aussi permis de rechercher des particules plus lourdes non encore observées dans les autres accélérateurs. Après 12 ans de fonctionnement, il a été définitivement arrêté en novembre 2000. Aujourd'hui encore, des physiciens analysent la multitude de données
qui y ont été collectées.

Des faisceaux d'électrons et de positrons sont accélérés dans des directions opposées et entrent en collision toutes les 22 µs en quatre points sur l'anneau. Les quatre détecteurs, situés en ces points, sont ALEPH, DELPHI, L3 et OPAL.

Lors de la phase d'exploitation LEP1, qui a duré jusqu'en octobre 1995, l'énergie dans le repère du centre de masse était voisine de la masse du Z0 (mZ = 91GeV/c²) afin de produire des bosons Z0 (un boson toute les deux secondes). Le programme LEP2 a commencé par une montée en énergie à 130 GeV et 136 GeV. Ultérieurement, l'augmentation de l'énergie disponible a permis d'étudier la physique des bosons W grâce à leur production par paires. Dans les années 1998, 1999 et 2000, le LEP a fonctionné à des énergies entre 189 et 209 GeV, espérant trouver l'énigmatique boson de Higgs à ces énergies.

 

2.3 Description du détecteur ALEPH

Le détecteur ALEPH (Apparatus for LEP PHysics) a été conçu pour mesurer desévénements créés par collision e+e- au LEP et pour accumuler, à chaque événement, un maximum d'information. Il aura fallu une dizaine d'années pour achever sa construction. Le détecteur a un diamètre et une longueur de 12 m. Il est structuré en couches cylindriques concentriques autour du tube à faisceaux. Un champ magnétique de 1.5 Tesla (15 000 fois la valeur du champ magnétique terrestre), engendré par un aimant supraconducteur, courbe les trajectoires des particules chargées. La structure d'ALEPH, comme celle de tous les autres détecteurs, est étudiée en fonction de toute une série d'impératifs liés aux propriétés des particules, à celles des instruments de mesure utilisés et aux contraintes budgétaires. Il s'agit de n'interposer sur les traces sortant du tube à vide que le moins de matière possible afin de bien mesurer les directions et les impulsions sans perturber les trajectoires. Derrière ces premières couches de détecteurs, il faut disposer des instruments pouvant aiderà l'identification (pions, kaons, protons, ...). Ensuite, viennent les instruments présentant des grandes épaisseurs de matière, qui dégradent rapidement les trajectoires des particules mais permettent de mesurer leur énergie (calorimètres électromagnétiques pour les photons et les électrons, suivis de calorimètres hadroniques pour les pions, les neutrons, les protons,...). Finalement, le tout est entouré de chambres qui permettent de détecter les muons. Les sous-détecteurs qui composent ALEPH sont décrits plus en détails ci-dessous en commençant par les plus proches de l'endroit de la collision, le vertex primaire.

Le trajectographe

Le trajectographe permet de déterminer la direction et l'impulsion des particules chargées ainsi que d'identifier les particules au moyen des pertes d'énergie par ionisation. Le trajectographe d'ALEPH se compose de trois parties. La première, le détecteur de vertex (VDET), est la plus proche du point d'interaction, là où les faisceaux se croisent. Il permet de détecter les vertex secondaires, lieux de la désintégration des particules qui ont un temps de vie très bref. La seconde, la chambre à traces interne (ITC), est principalement utilisée pour déclencher l'acquisition, à savoir l'enregistrement de l'événement. Enfin, la plus grande, la chambre à projection temporelle (TPC), est utilisée pour la mesure précise de l'impulsion des particules chargées.

Les calorimètres

Les calorimètres sont des détecteurs de type solide qui servent à mesurer l'énergie, par absorption totale ou partielle de la particule à détecter. Il est important de noter que cette technique est destructive, la particule incidente est absorbée. Les calorimètres sont les seuls sous-détecteurs capables de fournir des informations sur les particules neutres. Ils fournissent, par ailleurs, des mesures d'énergie pour les hadrons chargés.

Le calorimètre électromagnétique (ECAL) mesure l'énergie des électrons et des photons et n'arrête pas les autres particules. Le calorimètre hadronique (HCAL) est utilisé pour mesurer l'énergie des hadrons. Pour les arrêter, il faut une grande quantité de matière, ce qui explique les tailles impressionnantes de ces détecteurs.

Les chambres à muons

Les muons ont la propriété de n'interagir que très faiblement avec la matière. Ils traversent donc les couches internes du détecteur sans être absorbés et sont détectés dans les chambres à muons.

 

2.4 La reconstruction des événements et l'identification des particules

Un événement désigne l'ensemble des réactions et particules produites lors d'une collision. Il s'agit de reconstituer au mieux les événements à l'aide des informations fournies par l'ensemble des sous-détecteurs. Les deux étapes importantes dans cette reconstitution sont la reconstruction des traces et la recherche des dépôts calorimétriques. L'association de ces informations permet de mesurer l'énergie et d'identifier les particules neutres et chargées.

Les particules ne sont pas observables à l'oeil. Nous ne pouvons voir que les "empreintes" qu'elles laissent dans les détecteurs. Chaque particule signe différemment son passage à travers le détecteur, c'est ce qu'illustre la figure 2.1. Ainsi, par exemple, les muons laissent une trace dans tous les sous-détecteurs alors que les photons sont absorbés par le calorimètre électromagnétique sans laisser de trace dans le trajectographe. Les particules sont identifiées en combinant les informations des différents sous-détecteurs.

FIG. 2.1 – Représentation schématique du passage des particules à travers un détecteur standard.

Seules sont détectables directement les particules pouvant parcourir une certaine longueur avant leur désintégration. Les neutrinos, neutres et de très petite masse, ne peuvent, quant à eux, être détectés car ils traversent tous les sous-détecteurs sans interagir. Ainsi, les particules à la vie trop brève et les neutrinos ne peuvent être connus que par déduction ou combinaisons diverses. Les premières peuvent être identifiées grâce à la détection de vertex secondaires par le VDET alors que les neutrinos sont identifiés à l'aide de l'énergie manquante.

A l'issue de cette étape de reconstruction, on dispose d'informations telles que :
– le nombre de particules dans l'événement,
– la topologie de l'événement (la disposition des trajectoires des particules dans l'espace),
– l'énergie et l'impulsion des particules stables,
– l'identité des particules,
– l'énergie manquante (pour l'identification des neutrinos)
– ...

FIG. 2.2 – Organigramme aidant à l'identification d'une particule dans un détecteur.

2.5 Données et simulations

Jusqu'ici, les événements dont nous avons parlé sont des données réelles collectées avec le détecteur. Mais il est intéressant de confronter ces données à des simulations d'événements, c'est-à-dire à ce que nous nous attendons à voir. Ceci permettra de tester la validité de nos théories ou de mettre en évidence de nouvelles particules.

La simulation des événements se fait en trois temps : tout d'abord, la description physique de la collision et la génération de l'énergie et l'impulsion des particules produites pour le type de processus désiré, ensuite, la simulation de la propagation de ces particules à travers le détecteur et, enfin, la simulation de la réponse du détecteur.